Présélection 2024 : visite guidée pour lecteur.trice.s impatient.e.s (2)

Le premier article sur la présélection 2024 présentait huit des quinze albums en lice pour intégrer la sélection définitive des six albums en compétition pour le prix Social Bd 2024. Ces huit albums avaient en commun de remuer les vestiges du passé pour mieux éclairer et comprendre notre monde contemporain ; qu’il s’agisse de la société américaine multiculturelle ou du modèle d’intégration de la société française fondé sur une logique d’assimilation et les dérives xénophobes et racistes ayant marqué toutes les générations et catégories d’immigrés.

L’Université des chèvres (Futuropolis), album de Christian Lax – qui fut en sélection en 2020 pour Une maternité rouge – traverse différentes époques et différents pays. Débutant en 1833 dans les Alpes du Sud dans les pas d’un instituteur itinérant portant le savoir aux enfants des villages les plus reculés, le récit se poursuit chez les amérindiens de l’Arizona, saute des générations pour rebondir tel un cabri dans l’Afghanistan des Talibans et s’achève aux États-Unis avec une journaliste militant contre le lobby des armes. Comme toujours chez Christian Lax, le dessin est magnifique (paysages et personnages) et le propos humaniste et généreux. Un album et une fin qui restent longtemps en mémoire.

Puisque Christian Lax nous a laissé au cœur de l’Amérique contemporaine, restons-y ! Dans Contrition, paru chez Denoël,Carlos Portela (scénario) et Keko (dessin), nous emmènent en Floride et plus précisément dans un quartier où se confinent les pédocriminels empêchés par la loi d’habiter à proximité d’établissements accueillant des enfants, de squares, etc. [A noter que cette problématique du rejet, de l’invisibilisation et de l’étroite surveillance des délinquants sexuels fut formidablement traitée en 2012 dans Lointain souvenir de la peau du romancier américain Russel Banks]. Dans un noir et blanc très charbonneux, ce roman graphique impeccablement scénarisé prend comme une balle la direction du polar le plus glauque et le plus dérangeant qui soit…à tel point qu’au sein de l’association sa possible sélection définitive fait débat. Cette violence diffuse ne risque-t-elle pas de choquer le lecteur adolescent ? Ne faut-il pas au contraire lui mettre entre les mains cet album l’avertissant des multiples dangers qui se cachent derrière un innocent tchat de jeu vidéo ou sur les réseaux sociaux ? Et puis c’est de l’excellent polar, enfin ! Réponse en septembre. Après ce coup de poing dans l’estomac, un voyage vers les contrées sauvage de l’Alaska offre un grand bol d’air. Dans Les Pizzlys (Delcourt), Jérémie Moreau nous fait vivre les tribulations solitaires et solidaires d’une fratrie abandonnée à elle-même depuis le décès de la mère (nous ne saurons rien du père). Entre humains et non-humains, face au dérèglement climatique et à l’ultramoderne solitude de nos vi[ll]es connectées, le monde de demain est entièrement à construire. Les couleurs sont aussi acidulées que dans Flipette et Vénère de Lucrèce Andreae (sélection 2021) et la haute ambition politique du récit est parfaitement tenue. Une merveille pour qui voudra bien laisser son esprit cartésien en sommeil.

En grossissant le trait, on pourrait dire que de l’Alaska des Pizzlys à Saison Brune 2.0 de Philippe Squarzoni (Delcourt) il n’y a qu’un changement d’échelle : les préoccupations pour l’environnement et le dérèglement climatique sont pensées et analysées au niveau mondial. Du GPS du VTC de Nathan, du smartphone de Zoé et de la console de jeux vidéos d’Étienne (la fratrie imaginée par Jérémie Moreau), on se retrouve dans un premier temps au même niveau des consommations individuelles technologiques ou numériques de Philippe Squarzoni et de son fils, pour ensuite en étudier l’impact carbone au niveau mondial. Dix ans après son exceptionnel documentaire graphique Saison brune, l’auteur démonte le mythe selon lequel la dématérialisation numérique et le progrès technique permettront de concilier croissance économique et contrainte environnementale. Comme dans le premier opus, l’auteur exploite toute la richesse du langage de la bande dessinée pour proposer une vulgarisation scientifique à tout citoyen souhaitant réfléchir aux enjeux écologiques de ses « empreintes digitales« . Pour la qualité et le pluralisme du débat démocratique auquel le 9e art prend toute sa part, souhaitons lui le même succès que Le Monde sans fin de Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici. Dans Journal inquiet d’Istanbul Ersin Karabulut (Dargaud) déplace la question de l’environnement écologique (biodiversité, climat) à celle de l’environnement politique (institutions, État de Droit) dans son pays, à savoir la Turquie. Le récit de ce tome 1, qui peut se lire sans problème comme un one shot, combine avec humour et intelligence l’itinéraire de l’auteur (de son adolescence à sa reconnaissance en tant que caricaturiste de presse) et les changements profonds qui bouleversèrent son pays dans la décennie 1990. La lente dérive d’une démocratie à un régime autoritaire, d’un pacte social laïc à la radicalisation religieuse est rendue très accessible. Soutenu par un superbe graphisme, ce travail autobiographique apprendra au lecteur néophyte que l’épicentre de ces transformations se trouve dans l’ascension de celui qui deviendra pour longtemps l’homme fort du pays après avoir conquis la mairie d’Istanbul en 1994 : Recep Tayyip Erdogan (article de RFI pour en savoir plus sur la carrière politique de l’autocrate turc).

Les deux derniers albums de la présélection nous ramènent en France. Dans Manifestante (Futuropolis) Hélène Aldeguer raconte l’éveil de la conscience politique d’une jeune femme qu’un concours de circonstances a plongé dans une manifestation (celle-ci n’est cependant pas contextualisée et certain.e.s d’entre nous regrettent que les syndicats soient négligés dans le récit). D’une rencontre à une autre, Anna, 29 ans, en situation précaire, va progressivement sortir de sa torpeur et s’engagera dans le militantisme sur des thématiques aussi varier que le féminisme, l’écologie, l’antiracisme ou la lutte contre les violences policières (décidément jamais bien loin). Ses discussions avec sa grand-mère en Ephad, qui lui confie une histoire militante italienne, renforce ses convictions. Cet album resserré sur 120 pages constitue une bonne entrée en matière pour les lecteurs lycéens peu aguerris au roman graphique. Enfin, La Route du bloc (Delcourt) de Lisa Sanchis (interview ici) est une véritable monographie sur les études et les débuts professionnels d’un jeune chirurgien. Ne négligeant aucun des éléments de ce véritable sacerdoce et proposant sans cesse des solutions graphiques originales pour dynamiser la narration, l’autrice n’oublie pas de dresser un constat amer sur la crise de l’hôpital public. Les questions de santé publique n’ont pas été souvent abordées par le prix Social Bd, cet album pourrait être l’occasion d’y remédier.

Voilà, vous savez tout ou presque sur les quinze albums de la présélection qui, une fois encore, touchent à de multiples thématiques chères aux SES : immigration, relations interculturelles et intégration, violences policières, dérèglement climatique, transformations sociales, culturelles et politiques de différents pays (Afghanistan, Turquie, France, États-Unis), rôle de l’éducation face à la violence et aux désordres du monde, le sort des pédocriminels en Floride et les dangers des réseaux sociaux, l’émergence d’une conscience sociale d’une jeunesse en quête de repères, le portrait d’une intellectuelle engagée… tout cela naviguant entre voyages dans le passé et réflexions sur notre bouillonnant présent. Décidément la bande dessinée est loin d’être l’art mineur auquel certains intellectuels voudraient la réduire.

Bonne lecture … et bonne sélection personnelle 😉

R.D.

PS : une pensée amicale pour Fabien Toulmé et son album Les Reflets du Monde – En lutte (Delcourt) qui aborde de manière remarquable trois contestations sociales dans lesquelles les femmes sont au premier plan. Malheureusement la longueur du récit et les trois histoires séparées nous ont semblé trop denses et exigeantes pour nos lycéen.ne.s. Pour des raisons assez proches, et pour son aspect « cours de SES en bd » nous n’avons pas retenu la très bonne adaptation du livre de Thomas Piketty, Capital et Idéologie, paru aux éditions du Seuil. Tout comme Le Choix du chômage qui était paru chez Futuropolis en 2021, cet album ne manquera pas d’intégrer nos CDI pour éclairer les élèves de terminale les plus curieux.

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